Impasse Agricole

Hiver 2024, les agriculteurs et agricultrices gueulent, bloquent et cassent. Depuis notre petite ferme vivrière et décroissante, hors circuits commerciaux, non subventionnée mais soustraite au contraintes administratives, quel regard porter sur ce mouvement ?

Initié hors syndicats puis rallié par eux, le mouvement est assez hétérogène : la FNSEA, largement majoritaire, productiviste, prône la modernisation et l’agrandissement ; la Coordination rurale, de droite, et la Confédération Paysanne (de gauche et un plus écolo que la moyenne) défendent des exploitations de tailles plus modestes. Certaines revendications sont communes : un revenu décent, des conditions de travail et de vie moins dures, une pression administrative moins forte. La fierté de travailler la terre semble aussi partagée. Et il y a des désaccords, sur l’écologie, la mondialisation, le néolibéralisme, sur la taille et le nombre d’exploitation… Deux visions de l’agriculture et du monde coexistent et s’affrontent dans ce mouvement de contestation. La FNSEA travaille à un nivellement par le bas : augmenter encore et toujours la productivité pour baisser les prix. L’écologie est un frein à cette évolution et la demande de la sacrifier est claire et assumée. Moins de normes, laissez-nous bosser comme on veut. La stratégie est cohérente pour des néolibéraux climato-sceptiques ou court-termistes. Pour nous évidemment c’est une impasse. Avec la FNSEA, toute la société se trouve engagée contre son grès dans un suicide écologique. La Conf’ veut démontrer qu’une agriculture à plus petite échelle, induisant un nombre de paysans bien plus important, est économiquement viable tout en étant plus respectueuse de l’environnement, des animaux et des humains. Bien sûr à la FL c’est cette voie qui a notre préférence même si nous souhaitons une démarche 100 % bio (les paysan-ne-s de la Conf’ ne sont pas tous certifié-es). Tout ça nous amène à nous questionner sur notre vision de l’agriculture, et notamment sur l’antagonisme entre écologie et coût de production : Il faudrait produire autant et aussi peu cher que l’agriculture industrielle, avec une qualité supérieure ? Comment réussir ce tour de force avec une productivité plus faible ? Car moins de pétrole, de chimie, de robotisation et d’économie d’échelle, c’est moins de production pour plus d’heures de travail. Plusieurs pistes :

Le circuit court permet de réduire le gaspillage. Plus la chaîne de distribution est longue et les intermédiaires nombreux, plus les pertes sont importantes. Néanmoins faisons confiance au capitalisme pour déjà faire le max pour réduire ses pertes ou nous les refourguer dans des produits ultra-transformés. Les gains possibles de ce côté là me semblent faibles.

Mieux répartir la valeur ajoutée. L’agro-industrie et la grande distribution captent une part toujours plus grande du budget alimentaire des consommateurs-trices. Sur 100€ de dépenses alimentaires, moins de 10€ vont finalement aux producteurs-trices. Mais comment réduire la part de ces 2 « méchants » acteurs ? Pas en réduisant le salaires des personnes qui triment dans les usines ou assurent la mise en rayon. En réduisant les salaires et dividendes des directeurs-trices et des actionnaires ? Même en les mettant au SMIC ça ferait me semble-t-il pas grand chose à redistribuer aux agris car ces personnes qui se gavent sont peu nombreuses.

Non, arrêtons de se voiler la face, une agriculture vraiment écologique, avec plus d’humain-e et moins de pétrole implique une hausse du budget alimentaire. La part alimentaire dans le budget des ménages est inférieure à 15 % alors qu’elle était plutôt de 30 % avant la révolution verte (milieu du XXème siècle). 15 % c’est une moyenne bien sûr, les plus pauvres consacrent une part importante de leurs revenus à l’alimentation tout en devant se contenter de produits 1ers prix (aussi appelés « de m… »).

La revendication de bloquer aux frontières, ou de taxer, les produits alimentaires importés ne respectant pas les mêmes normes sociales et écologiques va bien dans le sens d’une hausse du prix de l’alimentation. Car si ces importations ont lieu actuellement, c’est d’abord en raison de leur faible prix. Cette hausse du coût de l’alimentation peut être compensée par des changements culturels : moins de viande, moins de tout prêt, moins de km. Ca c’est un vrai levier d’action, mais la résistance côté consommateur est sérieuse.

A la Ferme Légère, nous expérimentons ce changement culturel et le faisons goûter aux gens qui nous visitent. Iels constatent que c’est pas si pire. Nous avons récemment évalué que notre activité de production alimentaire (légumes principalement) pourrait fournir un revenu de 200€ par mois pour un temps plein (agricole, c’est pas 35h/semaine) dans le contexte économique actuel. C’est pas lourd hein ? On est peut-être mauvais ? Précisons que c’est sans aucune subvention, que ce serait de la vente directe et que 2 ou 3 équivalents temps plein produisent des légumes pour un quinzaine de personnes (qui mangent plus de légumes que la moyenne). Mais la principale caractéristique est que nous expérimentons une agriculture réellement soutenable, avec très peu de concessions écologiques. Le sujet de cet article n’est pas de détailler le modèle agricole de la FL, notons simplement que nous sommes une expérimentation agricole modeste et plus ou moins représentative de ce qu’il est possible de faire avec des moyens classiques, accessibles facilement, donc une expérimentation reproductible. D’autres alternatives semblent faire bien mieux que nous (le Bec Hellouin par exemple et tous les maraîchers youtubeurs à plus de 10000 vues) et peuvent laisser croire à la possibilité de nourrir autant, bien mieux et pour pas plus cher l’ensemble des consommateurs-trices. Mais ces alternatives sont elles-facilement reproductibles ? Généralisables ? Ou sont-elles portées par quelques personnes ou situations exceptionnelles ? La FL montre s’il en était besoin, que plus d’écologie, en situation normale et reproductible, c’est plus cher.

L’agriculture occidentale est belle et bien dans une impasse. Elle détruit la biosphère et changer ça augmente les prix. Et presque personne ne souhaite une augmentation du prix de l’alimentation.

Le fait d’être dans une impasse se traduit par des choix politiques incohérents ou ridicules. Par exemple taper sur l’OFB (Office Français de la Biodiversité) alors que dans les faits cette institution gène peu les agris dans leur activité professionnelle et les défend sur le plan sanitaire. Cet exemple illustre aussi que le gouvernement et la FNSEA souhaitent faire passer un intérêt sectoriel avant l’intérêt public.

Ce que fait la Conf’ est remarquable et indispensable. Elle compose avec le reste de la profession et la société actuelle en portant des idées entendables à défaut d’être profondément cohérentes de notre point de vue. Cette action politique est un levier indispensable pour faire avancer les choses.

La FL défend modestement une position complémentaire et plus radicale : une agriculture réellement soutenable et pas simplement plus écologique que le conventionnel. Nous sommes conscient-es que cette voie est quasiment inacceptable pour l’ensemble de la population (en tout cas dans un délai raisonnable), car elle demande trop de renoncements.

L’histoire de l’humanité est tragique. Ca va se finir mal pour la civilisation thermo-industrielle mais il y a une vie possible après le smartphone et l’agriculture pas cher pas bon.

Marc, février 2024