Partage d'expérience de la Ferme Légère : Politique
Notre approche de l’écriture inclusive
Pour expliquer simplement l’écriture inclusive, il suffit de se rappeler que la langue française contemporaine telle qu’on l’a apprise est genrée et discriminante envers le genre féminin. Les normes imposées par la langue expliquent que l’on emploie la forme masculine lorsque l’on parle d’un groupe, y compris si c’est un groupe mixte, neutre ou dont le genre n’a pas d’importance.
L’objectif de l’écriture inclusive est de supprimer cet androcentrisme et d’utiliser différentes formes grammaticales qui permettent une plus juste représentation des genres invisibilisés : les femmes et dans certains cas les minorités de genre (c’est à dire les personnes qui ne s’identifient pas ou pas exclusivement de l’un deux genre majoritaires : féminin et masculin).
Depuis mon arrivée à la Ferme Légère début 2021, il est arrivé qu’on ai des discussions autour de l’écriture inclusive. Souvent, c’était lancé par une personne de passage qui était sensible à cette question. Comme vu dans l’article Ce dont il faudra bien nous libérer , c’est à l’occasion du renouvellement de résident·es ou du séjour d’un·e visiteureuse qu’il arrive de creuser un peu plus des thèmes en résonance avec les valeurs de l’écolieu.
Lors de ces échanges, il y avait parmi les personnes présentes une diversité certaine dans la connaissance du sujet. Personnellement, ayant passé un peu de temps dans des lieux féministes et safe places LGBT plutôt militants, j’étais familier avec l’écriture inclusive sans franchement être super au point.
Entre nous, on était plutôt d’accord sur l’idée de l’inclusivité. Ça fait partie des valeurs de la Ferme Légère. En tant que lieu d’expérimentation sociale radicalement écolo (mais pas que), on porte un engagement politique certain. On y questionne régulièrement l’ordre établi, les rapports de domination et discriminations.
Même si en principe tout le monde est contre le sexisme et cherche à être actif sur la question de l’égalité des genres, il y a plusieurs manières de l’aborder dans nos écrits et paroles. Jusque là on y allait un peu freestyle. On en est arrivé à plus ou moins bricoler nos derniers textes sur le site web ou sur la lettre d’infos pour qu’ils soient inclusifs sans être toustes complètement certain·es de la manière de faire.
Comment on a mis ça sur la table
Au début de l’année, Justine est restée un moment à la Ferme Légère. Etudiante en sciences cognitives, elle a fait en 2021 un travail de recherche au sein d’un labo du CNRS dont elle a rédigé un mémoire : De la nécessité d’étudier l’accessibilité des écritures inclusives aux personnes dyslexiques . S’il y a bien une personne qui maîtrise l’écriture inclusive, c’est certainement elle.
Sa présence parmi nous a été l’occasion d’organiser un atelier pour se mettre au point sur nos connaissances et pratiques du sujet. Une partie de cet article en sera une synthèse. Ces échanges ont aussi permis de démarrer une réflexion plus poussée sur l’application de l’écriture inclusive au sein de la FL et de sa mise en pratique à l’oral. J’expliquerai ces choix plus loin dans l’article.
L’impact du langage
Le but de cet article n’est pas de lancer un débat pour ou contre l’écriture inclusive. J’ai déjà expliqué notre positionnement sur la question. Pourtant, alors que déjà convaincu, j’ai été étonné par le graphique présenté par Justine pendant l’atelier et il me semble nécessaire de le partager. Il montre l’impact incontestable de la langue française sur l’invisibilisation des femmes.
Ce graph illustre les résultats d’un sondage effectué par Harris Interactive en octobre 2017. On demande à des personnes de citer différentes personnalités. Il montre des différences significatives selon la formulation « citez deux champions olympiques », « citez deux champions ou championnes olympiques » et « citez deux personnes ayant été championnes olympiques ». Lorsque c’est la dernière formulation, plus inclusive, qui est utilisée, les personnes sondées sont environ 2 fois plus nombreuses à citer au moins une femme.
Comme l’écrit Justine : « Le langage est une pratique à la base d’une construction sociale, il n’est pas seulement un outil qui permet de communiquer des valeurs communes, il contribue donc à les créer. ».
Même si l’écriture inclusive ne va pas changer le monde (francophone) et effacer les inégalités des genres, c’est un outil précieux pour redéfinir notre manière de penser le monde et les rapports entre les genres. Dans ce sens, c’est un moyen concret de contribuer à réduire l’androcentrisme et de fait, s’attaquer à la domination masculine et au patriarcat.
Différentes approches complémentaires
On a appris qu’il y avait cinq façons d’écrire de manière inclusive. Je vais les expliquer avec certains de leurs avantages et inconvénients. Il existe des variantes et des subtilités que je ne vais pas développer ici par volonté de concision (tu trouveras dans le mémoire de Justine ou sur les internets des infos complémentaires dont tu as besoin).
Double flexion totale
C’est quand on écrit les formes masculines et féminines du mot dans la même phrase.
Si on utilise beaucoup la double flexion totale dans un contexte d’écriture inclusive, il est pertinent de changer l’ordre féminin/masculin puis masculin/féminin dans un soucis d’équité.
Exemple : Les fermières légères et fermiers légers, Ils et elles
Avantages : Cette forme est assez familière et c’est plutôt facile à mettre en place.
Inconvénient : ça a tendance à alourdir les phrases.
Double flexion partielle
Le principe est d’ajouter la fin de la forme du mot féminin dans la forme masculine, en utilisant un caractère, comme le point médian “·” pour les combiner (il arrive de voir des formes avec un point, un tiret de césure, voire un slash).
Exemple : Visiteur·euse, tous·tes
Avantages : plutôt claire dans son intention d’inclusivité, elle ne prend pas de place et permet de facilement adapter un texte non-inclusif. Il existe une forme pour tous les mots sans exception.
Inconvénients : pas hyper facile à appréhender à l’écriture ou la lecture quand on est encore peu habitué·e. C’est aussi difficile à passer à l’oral pour certains mots (perso, quand je suis dans cette situation, soit je le lis comme un néologisme soit je passe à la double flexion totale).
Aussi, pourquoi ajouter la terminaison féminine à la fin de la forme masculine et pas l’inverse ? Ça laisse de l’importance au genre masculin et la forme féminine est ajoutée un peu comme une rustine. En variante pour éviter cet écueil, on peut ajouter plutôt la fin de la forme masculine dans la forme féminine (Visiteuse·eur pour reprendre l’exemple, et à ce moment là on met en avant la forme féminine, même si ici sa prononciation est moins évidente).
Néologisme
Par définition, un néologisme est un mot de création récente ou emprunté à une autre langue. C’est un peu l’évolution après la double flexion partielle. Grosso modo, on enlève le point médian, on fusionne les différentes formes genrées et ça nous donne un nouveau mot. Un exemple récent qui a fait un peu de vagues et a été inclus dans le Robert : iel / ielle et iels / ielles (https://dictionnaire.lerobert.com/definition/iel)
Exemple : Wwoofeureuses, celleux, toustes
Avantages : facile à passer à l’oral et quand on l’utilise il y a une intention plus forte de mettre en avant l’inclusif que la double flexion totale ou l’écriture épicène.
Inconvénients : ça ne marche pas pour tous les mots, par exemple paysan·ne deviendrai paysanne, qui est la forme féminine du mot, donc on est plus dans l’écriture inclusive.
Écriture épicène
C’est l’utilisation de mots dont la forme ne varie pas avec le genre. Plutôt courante, on l’utilise des fois de manière inconsciente pour éviter les redondances. C’est celle que l’on aurait tendance à utiliser assez facilement pour englober tous les genres, même si on écrit pas de manière inclusive.
Exemple : Personne, corps médical
Avantage : Très commun, facile à lire et à écrire.
Inconvénient : cette forme a l’inconvénient de son avantage : on a un peu l’impression d’éviter le sujet et c’est assez consensuel par rapport aux néologismes ou au genre neutre. Cette approche a aussi tendance a rendre une phrase moins précise.
Genre neutre
C’est une nouvelle catégorie grammaticale, encore expérimentale, proposée par Alpheratz, doctoranx en linguistique, sémiotique et communication à l’université de la Sorbonne. C’est un plus gros travail de changement.
Plus d’infos ici : https://www.alpheratz.fr/linguistique/genre-neutre/
Exemple : “une” ou “un“ devient “an”, “tous” ou “toutes” devient “touz”, “professionnelle” ou “professionnel” deviennent “professionnæl”
Avantage : Plus universel, et le plus inclusif. Certainement la forme la plus militante et engagée. Inconvénient : Moins courante donc moins compréhensible. C’est la solution la plus déroutante et qui demande le plus d’effort pour changer d’habitudes, autant à l’écriture qu’à l’oral.
Ecriture inclusive et non-binarité
Parmi les formes présentées, c’est le genre neutre qui est le plus inclusif puisqu’il est le seul (à quelques exceptions près) à prendre en compte les personnes non-binaires, c’est à dire qui ne s’identifient ni de genre masculin ou de genre féminin. Pour aller plus loin sur ce sujet, je t’invite à lire cet article de Florence Ashley, juriste et bioéthicienne de l’Université McGill à Montréal : Les personnes non-binaires en français : une perspective concernée et militante
Règles d’accord et d’énumération
Les règles de la langue française demandent d’accorder les adjectifs qualificatifs et participes passés avec les pronoms et noms (+ les exceptions qui confirment la règle). Et dans le cas d’un adjectif qui qualifie plusieurs mots de genres différents, c’est le masculin pluriel qui doit être employé.
En écriture inclusive il y a deux options pour rendre les règles d’accord non-discriminante, à utiliser au choix.
L’accord de majorité
C’est le plus grand nombre d’un genre qui donnera son genre dans l’accord. Si dans un groupe, il y a plus d’éléments féminins que masculins, alors l’accord sera fait au féminin (et vice-versa).
Exemple : Les inscrites et inscrits à la prochaine journée découverte sont nombreuses.
L’accord de proximité
S’il y a plusieurs mots de genres différents, c’est celui le plus proche de l’adjectif qui lui transmet son genre.
Exemple : Les lecteurs et lectrices sont contentes de la présentation.
Antisèches en ligne
Pour nous aider à voir les différentes possibilités pour un mot donné, le site https://eninclusif.fr/ est un moteur de recherche collaboratif qui propose les alternatives aux mots genrés.
Cette règle est à utiliser au choix avec celle de l’accord de majorité. J’ai personnellement une préférence pour celle-ci, plus simple que l’accord de majorité l’accord de majorité qui peut amener à s’interroger : que faire s’il y a autant de femmes que d’hommes dans un groupe ? Comment être sûr que c’est de l’écriture inclusive et pas un groupe avec plus d’éléments masculins ?
Énumération
Un autre principe ajouté en inclusif est la manière d’ordonner des noms de différents genre : on énumère ces noms dans l’ordre alphabétique.
Exemple : Les Alpes, le Jura, le Massif Central, les Pyrénées, les Vosges.
Application à la Ferme Légère
Assez de grammaire ! Comment ça se passe chez nous ?
Un des objectifs de l’atelier était aussi pour les fermières légères et fermiers légers de s’entendre sur lesquelles utiliser et comment. C’est plutôt important qu’on soit d’accord sur une certaine convention par souci d’homogénéité : on rédige toustes des textes au nom de la Ferme Légère et il est question d’un engagement contestataire commun à l’échelle du collectif.
Tu viens de voir qu’il y avait 5 approches pour écrire de manière inclusive. On a simplement commencé en prenant en compte leur pertinence dans notre contexte d’écolieu collectif.
A l’heure actuelle ces choix sont encore en cours de discussion. Ils ne sont donc par arrêtés. Ce sont plutôt les grandes lignes de principes posés, et on verra à l’usage comment on les fait évoluer.
Nos choix (en février 2022)
Les néologismes ont notre préférence. Le côté revendicatif du néologisme et du genre neutre nous plaît bien mais le genre neutre demande une implication et surtout des changements assez forts. Nous ne perdons pas de vue qu’on souhaite surtout se faire comprendre par nos lecteurices et interlocuteurices : hors il faut connaître un minimum les principes du genre neutre pour échanger avec une personne qui les utilisent. On met donc de côté le genre neutre. Les néologismes ont aussi l’avantage de pouvoir être lus et utilisés oralement sans trop de difficultés avec un peu de pratique.
L’écriture épicène, est plutôt en deuxième position. Bien que plus consensuelle et plus vague, elle permet d’être facile à comprendre et à aborder.
On utilisera moins les doubles flexions (partielles et totales), et plutôt dans ces cas spécifiques : néologisme inexistant et besoin de précision.
La double flexion totale passe bien à l’oral et je remarque sa présence spontanément dans les discussions, même si ça alourdis la phrase. A l’écrit, elle permet d’éviter la double flexion partielle.
La double flexion partielle (celle avec le point médian) sera utilisée uniquement à l’écrit, s’il n’y a pas de néologisme équivalent, que l’écriture épicène n’est pas assez précise, et que la double flexion totale est trop longue ou répétitive. Je me suis personnellement habitué à l’utiliser, mais pour des personnes moins familières je comprends les réticences et difficultés lors d’écritures ou lectures. Je l’utilise donc avec parcimonie (car utile dans certains cas) tandis que d’autres souhaitent l’exclure complètement.
Pour les mots que l’on utilise souvent, on s’est dit qu’on se mettrait d’accord ensemble sur la formule utilisée. Les néologismes sont faciles pour certains de ces mots : wwoofeureuses, visiteureuses, agriculteurices… Pour les résidentes et résidents de la FL, il n’y avait pas vraiment d’alternative inclusive simple et compacte :
- fermier·ères léger·ères ?
- fermierères légerères ?
- fermierxs légerxs ?
- fermières et fermiers légers ?
- fermiers et fermières légères ?
On y a réfléchit et une suggestion a émergée, assez facilement acceptée : « les fermiers légères ». Sa contrepartie « les fermières légers », a été proposée et validée pour marquer l’alternance, même si elle semble moins fluide à prononcer pour certain·es.
Documents et site web
Progressivement, les documents que sont la charte et le règlement intérieur du collectif vont également faire l’objet d’une ré-écriture pour être inclusifs en suivant les principes adoptés en commun.
En test sur cet article, tu peux voir un système de bulles qui affiche une adaptation des néologismes et des mots en double flexion partielle. L’équivalent en double flexion totale est proposé pour aider nos lecteurices qui pourraient avoir quelques difficultés à lire s’ielles n’ont pas encore l’habitude. Comme pour les documents de la FL, les textes des pages du site seront réécrits en inclusif au fur des mises à jour.
Et l’oral dans tous ça ?
Je ne suis pas seul à penser que c’est en pratiquant l’inclusif à l’oral qu’il devient plus facile à l’écrit et vice-versa.
A la Ferme Légère tout le monde commence cette aventure avec plus ou moins de facilités à déconstruire la manière androcentrée et discriminante avec laquelle on a l’habitude de communiquer. C’est un peu comme le café ou la voiture : si on prend conscience des conséquences de telles habitudes de consommations, le cadre du collectif aidant, progressivement on arrive à s’en passer.
On va chacun·e à notre rythme et aller ensemble dans la même direction nous aide : on se soutient et s’encourage les unes les autres.
Silvère - février 22
Tu as assez fait d'écran
Demain tu pourras lire un autre article de la Ferme Légère.