Partage d'expérience de la Ferme Légère : Vivre ensemble
Horizontalité
La Ferme Légère est un écolieu collectif, donc avec des gens qui vivent et décident ensembles.
Nous ne coupons pas à un certain entre-soi : nous sommes majoritairement des résident-e-s CSP+VD1 et nous accueillons majoritairement des visiteureuses diplômé-e-s en refus de carrière. Néanmoins chacun-e a son tempérament, son histoire dans le collectif, une implication plus ou moins forte dans l’écolieu, certain-e-s d’entre nous ont des responsabilités internes ou légales (enregistré-e par les autorités comme sociétaire, dirigeant-e, membre du CA…). Les légitimités sont donc différentes. Ce défaut d’horizontalité est ensuite amplifié par le fait que chacun-e évalue à sa manière sa propre légitimité et celles des autres.
Viser l’horizontalité totale est donc casse gueule, et peut-être même un mauvais objectif.
L’horizontalité au début du projet

Quand on s’est lancé il y a une dizaine d’années nous avions peu d’expérience sur ce sujet.
Nous avions un objectif implicite d’horizontalité forte. Implicite car l’intérêt d’un équilibre entre horizontalité et verticalité n’était pas identifié ni même questionné.
Le déséquilibre était fort puisque j’étais le plus ancien, l’animateur, le principal financeur, le seul natif de la zone géographique choisie, et pour finir un homme sis de bientôt 50ans.
Personnellement j’avais observé des groupes dysfonctionnant à cause d’une personne centrale « prenant trop de place » me semblait-il. Maintenant je dirais « prenant mal sa place ».
Plutôt introverti (à l’oral) je n’ai pas eu de mal à me mettre en retrait (me décentrer) chaque fois que ça me semblait nécessaire : poser la problématique et remettre la prise de décision au centre (décision collective), temporiser pour que toustes aient le temps de se faire un avis et de se positionner.
J’aime dire que sur un sujet pour lequel je suis sensé être la personne la plus compétente dans le groupe (par exemple en bâtiment), une décision collective sera meilleure que celle que je prendrais seul. Car devoir exposer le sujet, le rendre compréhensible, clarifier les différentes options, oblige « l’expert⋅e » à mettre en ordre ces idées. Les questions des non-expert⋅es poussent l’expert⋅e dans sa réflexion et l’oblige a prendre en compte des éléments qu’iel n’avait pas envisagé.
Notre charte est depuis le début sans verticalité : aucun élément n’introduit de hiérarchie ou une différence de statut des résident-e-s. Tout au plus on y trouve : « L’égalité dans le financement n’est pas recherchée, pour permettre l’entrée de personnes à revenus modestes. ». Notre règlement intérieur est aussi très horizontal. On y a défini 3 types d’occupant-e-s : de passage (éventuellement en intégration) ; engagé-e ; associé-e. Les prises de décisions se font au consentement, avec la précision suivante : « Les décisions concernant le quotidien et le court terme (maximum 3 mois) sont prises par tous les occupants. Toutes les autres décisions (stratégie, aménagement du lieu, investissements, dépenses de plus de 1 000€, relations avec l’extérieur, modification charte et règlement intérieur, etc) sont prise par les seul⋅es occupant⋅es engagé⋅es ou associé⋅es. Les occupant⋅es de passage et en intégration ont un avis consultatif. ». C’était de 2015 à 2023 la seule part de verticalité formalisée sur les 8 pages du document.
Le sujet de l’horizontalité et de ma place particulière était abordé de temps en temps dans les discussions. A défaut d’atteindre une réelle horizontalité, cela permettait de nous assurer que la situation convenait à tous⋅tes.
Les foirages
Il y a eu 2 gros foirages : la 1ère année après installation en 2016 puis en 2023.
Au début, et jusqu’à 2023, nous avons tenté de tenir une ligne « horizontalité totale ». Et au tout début, quelle naïveté, nous n’envisagions pas de départ parmi les primo-résident-e-s. Notre accompagnateur de l’Université du Nous nous incitait d’ailleurs a ajouter un chapitre « Départ/Exclusion » à notre règlement intérieur à coté du chapitre « Intégration de nouvellaux ». N’avait donc pas été discutée la question de qui partirait en cas de conflit non dépassable entre le fondateur principal financeur et une autre personne. Et bien sur le conflit vint ; et nous fîmes comme si ma place particulière n’induisait pas le départ de l’autre personne. Résultat : une bonne année de palabres, de douleurs et finalement de rapports de force.
La leçon n’a pas suffit et nous nous sommes contenté de peaufiner notre règlement intérieur sur la même ligne, horizontale.
Pendant 5 ou 6 ans ça a correctement fonctionné. Il y a eu des arrivées et des départs. Quelques conflits se sont soldés par le départ volontaire d’une personne sans qu’un processus d’exclusion formel ne soit enclenché, ceci laissant des rancœurs plus ou moins tenaces entre les sortants et moi. Néanmoins le groupe surmontait les difficultés avec de l’intelligence collective et du temps.
En 2023 le groupe s’est enlisé dans une nouvelle situation conflictuelle qui semblait inextricable.
Certains, dont moi, considéraient qu’une personne avaient des comportements incompatibles avec les exigences relationnelles du projet, d’autres ne voyaient pas de réels problèmes. Cette différence d’analyse produit une sorte de conflit tri-partite à frontières floues. Des peu expérimentés s’investissaient dans la résolution du conflit, d’autres regardaient ailleurs. Nos outils étaient soudainement inefficace. Nous avons à nouveau patiné pendant une année (c’est le tarif semble-t-il).
J’étais au cœur du conflit et je me contentais d’alimenter le groupe en informations pour qu’il traite le problème. Peut-être aurais-je du faire une demande d’exclusion claire et plus tôt. En fait je ne savais pas quoi faire et je constatais, en m’en désolant, que le groupe échouait.
A mon avis, l’énergie du groupe a été trop mise au service de la personne apparemment la plus vulnérable et pas assez à la défense projet dans son ensemble. L’énergie a été mise sur la CNV, sur la forme, mais le fond était évité. Ma compagne et moi étions sur le point d’annoncer notre départ quand les choses ont basculé : 2 personnes ont demandé le départ d’une autre, 1ère étape d’une possible exclusion.

Tirer des leçons
Personnellement, j’ai identifié après coup mes principales erreurs :
- J’ai validé toutes les étapes d’un processus de décision malgré des signaux faibles, des intuitions que je n’ai pas écouté. J’ai privilégié l’avancement du projet au détriment de sa stabilité.
- Je n’ai pas compris assez tôt la situation, sa complexité et ma trop faible capacité à l’affronter.
- Je n’ai pas su accompagner les nouveaux dans leur découverte des outils de résolution de tension de la FL. Le processus de nos réunions de gestion des tensions n’était pas écrit et la transmission orale insuffisante.
- J’ai paniqué quand le groupe n’as pas réagi face aux problèmes que je soulevais et je me suis parfois emporté lors de réunions de gestion des tensions.
Quelques réunions de clarification en interne ont eu lieu après le départ de la tierce personne puis un travail de quelques jours avec l’UdN. Alors que notre demande à l’UdN était d’épurer le conflit, les 2 intervenants nous ont amené sur la question de l’équilibre entre horizontalité et verticalité, Ils nous ont amené à visibiliser les différences entre nous, au grand désarroi de quelques personnes partisanes d’une horizontalité absolue.
Il faut dire que la part de verticalité du RI (citée plus haut) n’était pas vivante : jamais activée ni rappelée, elle était devenue invisible, oubliée.
Cette 2ème épreuve, encore plus douloureuse que la 1ère, plus quelques coup de pied au cul de l’UdN, m’ont amené a reconsidérer les choses : La FL est avant tout un lieu d’expérimentation et de passage. C’est moi qui en suis le fondateur et maintenant le seul financeur. Partager totalement le pouvoir avec ces inconnu-e-s qui rejoignent le projet était « suicidaire » : avec 10 ans de ma vie et une bonne part de mes économies investies dans le projet, je ne suis en fait pas prêt à m’en remettre à de jeunes gens qui se pointent avec un sac à dos et à des moins jeunes qui (joker). Tôt ou tard il devait y avoir un os. J’ai mis le conflit de 2016 sur le compte du manque de maturité du projet et des paticipant⋅es (moi y compris). Pour celui de 2023, l’explication ne tient plus. En réalité, depuis tout ce temps, je n’ai pas su prendre correctement ma place de fondateur et j’ai enchaîné les erreurs.
Résultat du travail avec l’UdN
Nous avons donc réinjecté un peu de verticalité, mais si peu que vous jugerez, j’espère, notre gouvernance encore très horizontale !
Concrètement :
Nous avons reformulé le processus de décision, pour simplement confirmer ce qui y était déjà : les engagés ont plus de poids sur les décisions engageantes. Voir encart.
Nous visibilisons cette verticalité en début de réunion en rappelant qui sont les engagé-e-s et ce qu’iels peuvent faire.
Nous avons créé un nouveau statut de gardien-ne : « personne qui veille à ce que les valeurs et la vision du projet, formalisées dans la charte, soit respectées. Iel n’a pas de droits spécifiques autres que ceux listés dans le présent document »
Ces droits spécifiques se résument à :
- être référent⋅e des documents qui fondent le projet (charte, règlement intérieur, statuts), c.a.d, faire des propositions de rédaction en fonction des décisions collectives, faire en sorte que les documents soient à jour et validés par toustes ;
- à condition qu’iel respecte la charte et le RI, le ou la gardien⋅ne ne peut être exclu⋅e en cas d’incompatibilité relationnelle avec une autre personne. Dit autrement, iel ne pas être viré⋅e tant qu’iel reste dans est les clous.
Décisions (extrait du règlement intérieur)
L’élaboration des propositions se fait collectivement et au consentement (voir annexes “Consentement”). Cette élaboration constitue la partie créative du processus de décision. Toustes les résident-e-s et visiteureuses sont invité-e-s à participer en modérant leurs interventions et leurs objections en fonction de leur ancienneté, expérience, connaissance du sujet et du contexte, etc.
Les propositions concernant le quotidien et le court terme (maximum 3 mois) et ayant eu le consentement de toustes sont automatiquement validées. Pour les autres décisions (aménagement du lieu, investissements, dépenses de plus de 1 000€, relations avec l’extérieur, modification charte et RI, etc), un-e résident-e engagé-e peut demander le report de la validation à la prochaine réunion pour consulter entre-temps les autres engagé-e-s. En cas de non validation par les engagé-e-s, le sujet sera remis au centre pour qu’une nouvelle proposition soit élaborée par toustes.
La personne qui facilite identifie en début de réunion qui sont les résident-e-s engagé-e-s et quel type de décisions est de leur ressort.
Le seul supplément de pouvoir formellement attribué aux engagé-e-s est donc la possibilité de reporter une décision sans nécessairement devoir avancer d’objection conforme au processus de décision par consentement. Iels peuvent provoquer un report pour en discuter entre elleux, avant que la décision ne revienne au centre. Les autres ont aussi cette possibilité de report mais de manière informelle, en créant du dissensus.
La verticalité introduite tient donc simplement dans le fait de visibiliser un statut de résident-e différent, alors que ce statut n’apporte pas vraiment de supplément de pouvoir formel. La visibilisation de ce statut rappelle que nous n’avons pas toustes une place identique et invite chacun ajuster sa contribution.
Pour le moment nous ne visibilisons pas le statut de gardien-ne et il faut chercher dans l’historique des compte-rendus de réunion, ou interroger les anciens, pour savoir que je suis en charge du truc. Cette non-visibilisation, ainsi que ma formulation « en charge du truc », montre que cette nouveauté verticalisante n’est pas encore vraiment intégrée dans le projet, que je et nous sommes encore en chemin alors que ça fait bientôt 10 ans que nous avançons.
Le pire dans l’histoire c’est que, quand je me demande quel processus nous aurions du suivre au début, même après coup je ne sais que répondre ! Peut-être était-ce nécessaire de passer par ces 2 conflits durs. L’expérience ne s’invente pas ni ne se lit dans les livres.
Je peux tout de même formuler les conseils suivants :
- ne pas faire semblant d’être horizontal si on en a pas vraiment la possibilité et la volonté ;
- minimiser et formaliser les éléments de verticalité ;
- étudier la question et en discuter au sein du groupe.
Marc - Juin, novembre 24
-
catégorie socioprofessionnelle supérieure volontairement déclassées ↩︎
Tu as assez fait d'écran
Demain tu pourras lire un autre article de la Ferme Légère.