Partage d'expérience de la Ferme Légère : Vivre ensemble

Relations extérieures

Cet article a été initialement rédigé pour le n° 82 de la revue Passerelle-éco. Il est publié ici avec l'autorisation de la revue et avec quelques mises à jour.

Passerelle-éco

La Ferme Légère est un lieu assez ouvert.

Nous avons envie de partager nos expériences et de faire goûter comment notre mode vie « décroissant » est finalement bien plus agréable et enrichissant que ce que nous avons vécu (et vivons encore un peu parfois) dans le monde de fous. Nous avons envie de faire bifurquer, de provoquer des pas de côté et des sécessions, même partielles.

La FL est un lieu privé, avec des vrais habitants dedans, et leurs coups de mou, urgences, besoins de solitude, disponibilités et indisponibilités.

Au début (2016) notre ouverture était très informelle. Des gens plus ou moins connus arrivaient pour voir et filer un coup de main, et ça nous allait bien. L’énergie et l’enthousiasme du départ nous permettait de recevoir à l’improviste au milieu des chantiers. La fierté de montrer que l’on passait de l’abstrait au concret nous motivait aussi. La peur de l’inconnu appelait peut-être des soutiens moraux voire des confirmations que nous n’étions pas en train de faire n’importe quoi.

Le temps passant et la petite notoriété venant, il a fallu canaliser un peu, regrouper les visiteureuses pour leur offrir un vrai temps d’accueil et de partage, plutôt qu’un moment incertain et chronophage pour nous. A un moment il y a eu assez de demandes de visite pour proposer une journée tous les mois pour ça. Nous avons fait la bêtise de l’appeler journée porte ouverte et des gens arrivaient à n’importe qu’elle heure et rataient le début de la visite.

Maintenant ce sont les Journées Découvertes : une matinée de visite du site et de toutes les installations techniques, un repas partagé, suivi de 2h de discussion sur l’histoire et le fonctionnement actuel de l’écolieu. A la fin on fait tourner un chapeau…

Une journée découverte c’est

  • Sur inscription car on veut maîtriser le nombre de personne pour que ça reste un moment convivial.
  • Un accueil qui s’étale sur 1/2h, c’est un moment de flottement, personne se connaît, on veut pas commencer à répondre à des questions qui seront traitées ensuite avec toustes, on fait patienter avec nos tisanes maison et notre eau chaude que l’on compte les jours sans soleil (on est en autonomie énergétique, ça implique une sobriété qui étonne nos visiteureuses).
  • Un cercle d’ouverture pour que chacun·e identifie qui est visiteureuse, résident·e, woofeureuse, etc, et pour que les visiteureuses expriment pourquoi iels sont venu·es.
  • Une longue visite assez exhaustive du lieu et de ces installations (3h). Nous avons fait le choix que cette visite soit assurée à tour de rôle par plusieurs personnes du collectif, et ça pose un sacré problème de compétences et de compréhension des installations techniques par la personne qui les présente. Ça nous pousse à partager nos savoirs au sein du collectif, mais dans les faits les infos ne sont que partiellement comprises alors peut être qu’on changera d’option dans le futur.
  • Un repas partagé mêlant visiteureuses, résident·es, wwoofeureuses… et permettant des échanges informels. On répond aux questions sur ce qui a été vu le matin, et surtout ça permet aux gens d’échanger leurs adresses et de créer du réseau.
  • L’après-midi, nous consacrons 2h pour présenter l’histoire de l’écolieu, son montage juridique, notre organisation quotidienne, nos modes de prise de décision, de résolution de conflit et tout ce qui fait la particularité des écolieux collectifs.
  • Enfin on fait tourner un chapeau et on essaie de fourguer nos goodies : les bouquins des résident·es et des revues Passerelles Éco… C’est le moment tune messieurs dames, c’est pour la bonne cause !

L’ouverture passe par des stages, l’accueil de classes, des séjours de quelques jours, etc, et nous étudions toutes les opportunités, comme par exemple être une étape du Transition Express, « un voyage dans l’esprit Pékin Express et Nus&Culottés pour se dépasser, sortir de sa zone de confort et expérimenter une autre manière de vivre ».

On est très content·es de tout ce passage et de cette transmission. Mais qui est « on » ?

Nous n’avons pas toustes la même capacité à accueillir à notre table des inconnu·es et à leur répéter inlassablement les mêmes choses. Tout ce monde produit beaucoup de bruit lors des repas et beaucoup de mouvement dans la maison. Outre l’efficacité et l’optimisation de notre temps, nous devons aussi trouver un équilibre entre celleux qui pourraient vivre dans un hall de gare et Bernard dont le côté ermite est plus prononcé. En plus c’est un équilibre instable puisque remis en cause par le renouvellement régulier des résident·es article.

L’équilibre actuel passe par une petite semaine sans visite, tous les mois, pendant laquelle nous ne recevons que les amis proches. L’instauration de cette semaine sans visite est venue tard. L’objectif est de pouvoir souffler et d’avoir du temps pour créer du lien entre nous. Ce dernier objectif fonctionne plus ou moins car cette période est aussi l’occasion de nous échapper de la ferme.

C’est après cette semaine qu’arrivent les wwoofeureuses. Puis vient la Journée Découverte, à la suite de laquelle certain·es visiteureuses restent quelques jours de plus. En plus de cela on place un ou 2 stages dans le mois… et on recommence le mois suivant.

Tout ce mouvement, c’est surtout aux beaux jours. C’est plus calme de mi-décembre à février.

Intégration locale

Les relations avec l’extérieur, ce n’est pas que des visiteureuses qui viennent de loin et pensent comme nous. Il y a des gens tout près qui ne nous visitent pas mais n’en pensent pas moins : des voisin·es (pas tous), les habitant·es du village, les élu·es. Et c’est aussi les personnes rencontrées par des résident·es ayant des activités extérieures à la ferme : travail, loisirs, politique,…

Une bonne et paisible intégration au territoire est cruciale pour un écolieu (pour n’importe qui en fait). À peine posé nos valises et après un gros dépoussiérage de la maison, nous avons invité voisin·es et conseil municipal à un apéro, pour nous présenter et présenter le projet de rénovation, tout en restant discret·es sur notre radicalité écologique. Quand nous avons fait du porte à porte pour porter cette invitation, nous avons senti une nette curiosité tintée d’inquiétude de la part de nos interlocuteurices qui, pour la plupart ne se sont pas fait prier. Le maire est venu aussi et a apprécié la démarche, car trop souvent il ne rencontre les nouveaux habitant·es qu’un ou 2 ans plus tard quand iels viennent râler pour çi ou ça.

Depuis, c’était il y a 8 ans, les rencontres restent rares et se font principalement au village lors de la fête annuelle ou lors des vœux du maire. La maison que nous avons rénovée est visible depuis la rue et iels ont du être rassuré·es de voir que nous étions des bosseurs et bosseuses (le travail a toujours la cote en zone rurale). Après une petite enquête auprès de certaines personnes du village, à qui nous nous sentions de poser une franche question, « comment sommes nous perçu·es ? » il semble que nous soyons étiqueté·es « écolo bosseur », le côté bosseur excusant le côté écolo.

C’était en 2017 ou 2018, et une actualisation serait bienvenue, mais délicate du fait de petites tensions passées. En effet, nous ne nous sommes pas borné·es à participer discrètement aux festivités officielles du village :

- Avec le groupe local des Amis de la Terre, suite à un travail sur les risques d’effondrement sociétaux, nous avons sollicité les 66 communes de la comcom et notre conseil municipal au complet nous a reçu pour 30 min de discussion sur le rôle à jouer par une municipalité dans les années à venir. Nous sommes passés pour des branques.

- 2 livres ont été écrits à la ferme, un sur le sujet clivant de l’effondrement, un autre contenant quelques phrases malheureuses qui ont fortement déplu au maire.

- Enfin nous vivons, affirmons et exposons notre décroissance comme une nécessité objective. La « normalité » des gens du village s’en trouve-t·elle discréditée ?

Que pensent-iels de nous ?

Rappeler et affirmer la nécessité objective ou scientifique de la décroissance, ça met les gens en contradiction par rapport à l’idée que chacun se fait de lui-même comme d’une personne « correcte », « bien » et « bonne ». C’est ainsi qu’un discours qui énonce de simples faits scientifiques peut être qualifié de culpabilisant, alors même qu’il ne vise aucun comportement personnel. Car énoncer la nécessité objective d’un comportement écolo, ça bouscule, ça dérange, et même, ça menace : car ça pourrait changer les règles du jeu social. Et donc, ça peut générer une réaction d’animosité : cette réaction d’auto-défense est absurde et mortifère au niveau de la planète, mais malheureusement elle est utile à court terme au niveau individuel, pour préserver l’état qui permet actuellement la vie de cette personne.

En général, les écolos/néo-paysans connaissent mal la réalité du monde rural, ses difficultés, sa culture, et ils peuvent être maladroits dans la manière d’aborder certains sujets. C’est encore plus flagrant lorsque les agriculteurs sont remis en question par des personnes de classe sociale supérieure ou qui s’expriment de manière condescendante ou paternaliste. Par exemple, le rejet des produits phytosanitaires sera certainement mal perçu s’il est exprimé de manière dogmatique, comme une marque identitaire !

La situation des paléos-ruraux conventionnels n’est pas facile : pénibilité, endettement, isolement social, et peu de marge de manœuvre dans un système qui se rigidifie génération après génération. Le taux de suicide chez les assurés de la MSA est supérieur de 40% à celui des assurés des autres régimes (+50% pour les plus de 65 ans et +75 % chez les agriculteurs non-salariés). Ces suicides ne sont pas dûs au rapport du GIEC, mais aux difficultés quotidiennes.

Le clivage écolo/agriculteurs, instrumentalisé à partir de 2019 (campagne contre l’agribashing lancée par la FNSEA et création de la cellule Demeter, son pendant repressif), rajoute de l’huile sur le feu et divertis une partie des luttes paysannes : « Le problème, ce ne sont pas votre mode de culture productiviste et vos difficultés à joindre les 2 bouts, ce sont les écolos qui veulent vous empêcher de travailler correctement, qui veulent vous empêcher d’utiliser des néo-nicotinoïdes ou de construire des méga-bassines. »

Être mis face à ses contradictions ça met bien sûr mal à l’aise, ça dérange. Pourtant à la ferme nous ne sommes pas très virulents là-dessus. On ne profite pas des fêtes de villages pour militer et défendre notre cause.

Au détour de conversations, certain·es voisin·es approuvent plutôt ce qu’on essaye de faire. Mais l’écologie n’est pas le plus important pour iels, et encore moins l’écologie radicale de notre mode de vie à la Ferme Légère. Même parmi nos visiteureuses, pourtant sensibilisé⋅es, assez peu disent vouloir atteindre ce niveau de sobriété.

Le simple fait d’être en collectif, d’avoir une ferme qui n’exporte quasi aucun bien, ça a tendance à les questionner. Les villageois·es peuvent nous voir plutôt comme des originaux, des gens pas du coin avec lesquels il n’y a pas vraiment de points en commun. Iels comprennent plus ou moins les motivations, les idées peuvent gêner un peu, mais surtout iels ont bien d’autres préoccupations.

De notre côté, on est tellement habitué à voir un peu tout par le prisme de l’écologie, c’en est devenu une telle norme, que ça à tendance à nous choquer. La bulle créée par le collectif nous fait presque oublier l’existence de la vaisselle jetable ou du Coca-Cola : on tombe de haut quand on assiste à des fêtes de voisin·es ou évènements organisés par mairies et associations locales.

Bref, la tension conservatisme/écologie ne disparaît pas vraiment au fur à mesure que nous nous intégrons au territoire. Mais on ne renonce pas. On s’entraîne à la pétanque et on porte des événements destinés à un public local : un troc de plantes en mai, des mercredis à la ferme pour les enfants, un concours de belote cet automne.

Travailler à l’extérieur

Les stages et séjours immersifs que nous proposons ne sont pas suffisants, économiquement, pour ne pas chercher d’autres sources de revenu. Au niveau personnel, certaines personnes de la FL ont donc des activités rémunératrices hors de l’écolieu, en accord avec nos valeurs : maraîchage bio, aide à domicile, boulangerie artisanale… ; et au niveau collectif et sur la ferme, on tente de développer des activités artisanales ou agricoles. Ces activités exportatrices de personnes ou de biens sont autant d’occasions de créer du lien à un niveau très local (notre choix de déplacement à vélo aide cette proximité).

On a plutôt de bons liens avec les fermiers et les artisans bio : on est main d’œuvre chez eux, et parfois, quand on a des surplus dans notre production vivrière, on leur propose un complément d’offre de légumes pour le marché (plutôt que de les concurrencer). On échange aussi conseils, savoir-faire et ressources : plantes, semences, outils, animaux…

On a le sentiment qu’ils ont une certaine compréhension de nos choix de vie et des enjeux qui en découlent. Ça ne les empêche pas de questionner l’utopie de la vie en collectif, de la gestion du PFH, la viabilité économique de l’écolieu. Quelqu’un·es pointent un côté collapso anxiogène ou évoquent l’aspect liberticide de notre radicalité (lâcher sa bagnole, renoncer au consumérisme).

Parmi ces maraîchers il y a un couple, comme nous, plutôt branché autonomie. Pour eux plutôt teintée de survivalisme alors que pour nous, il s’agit d’avantage d’expérimentations écolos à transmettre. Les moments extra-professionnels sont rares quand il faut pédaler plus de 10 km de route pour se voir, mais à l’occasion on se retrouve à la fête du village.

Les résidente·s qui travaillent dans l’accompagnement à domicile ont moins l’occasion de rencontrer des écolos. Iels leur arrivent d’être prise pour lea membre d’une secte ou une communauté hippie. Le genre de rumeurs qui nous sont de temps en temps confirmées par des soutiens de la ferme. Le temps et la pédagogie permettent la plupart du temps de chasser la méfiance quand une invitation à une journée découverte ne semble pas la plus appropriée.

Concilier écologie et intégration

Terminons par un enjeu actuel pour la Ferme Légère : notre activité d’Accueil Partage Transmission se développe et participe de plus en plus à l’équilibre financier de l’écolieu. Nous avons appris en 2022 qu’un PLUi était en cours d’élaboration à la comcom, c’était donc le moment de demander d’une part l’autorisation d’installer des habitats réversibles pour accueillir nos visiteureuses, et d’autre part des autorisations pour créer des logements dans des bâtiments agricoles. C’est pas gagné d‘avance, car nous sommes sur un terrain non constructible et pas dans le coeur du village. Nous avons étudié le projet de territoire et son chapitre Développement Durable qui parle de mettre en avant les énergies renouvelables et le tourisme nature. Via un beau dossier, nous avons essayé de faire valoir que la FL était en plein dans cette thématique, chiffres à l’appui. L’accueil a été froid. « Voyez-vous, c’est compliqué. Le nombre de m² à passer en constructible nous est compté… »

Même si on ne nous a pas dit non, nous avons compris que ces précieux m² ne seraient probablement pas pour les habitats écologiques des zozos du bas et que ce serait les terres agricoles plates autour de la mairie qui seront artificialisées. Les intérêts économiques sont plus forts que l’écologie et le simple fait de leur faire cette demande crée peut-être une tension de plus avec nous.

Tout cela pourrait-il se passer autrement ? Nous avons fait au mieux pour ne pas mettre de l’huile sur le feu ni de l’eau dans notre vin bio. En face iels ont de fortes contraintes économiques, sociales et culturelles. Nous co-habitons.

On peut bien sûr imaginer d’autres scénarios qui aboutiraient à des avancées bien plus importantes. Si notre population était du même tonneau que celle de la commune de Saillans (Drôme) et que nous ayons un clone de Fred Bosquet (projet TERA) à la FL… nous aurions convaincu la mairie de nous soutenir et nous développerions plein d’activités sur le territoire. Mais les gens exceptionnels sont rares par définition et l’écologie doit aussi se contenter de gens aux capacités plus modestes.

Septembre 23 - Antonin, Jean-luc de Passerelle-Eco, Marc et Silvère (par ordre alphabétique)

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